“La psychiatrie est éminemment humaine”

Le docteur Edmond Manouelian, psychiatre, est le médecin-chef du Pôle clinique 02 (Nord du Lot) de l’Institut Camille Miret. Nous avons eu l’occasion de le rencontrer pour une interview-portrait afin d’évoquer son parcours, sa vision de la psychiatrie et les défis du métier. (1ère Partie)

Qu’est-ce qui vous a amené a travailler en psychiatrie et ici, à l’Institut Camille Miret ?

Dr Manouelian : J’ai fait médecine pour faire de la psychiatrie. J’ai décidé de ça en terminale.
J’ai choisi cette spécialité parce que je la trouve éminemment humaine. On n’est pas dans un découpage du corps, on est dans la perception du vécu et de la subjectivité du vécu, de tout ce qu’il y a derrière au niveau affectif et historique. Je trouve ça passionnant !

Mon approche de la psychiatrie, ce ne sont pas simplement des symptômes, c’est toute une histoire qui a construit une personnalité qui s’exprime maintenant au travers de ces symptômes.

Je trouve que c’est très humain, presque une science humaine. 

J’ai une approche d’ordre psychanalytique parce que c’est une des lectures du fonctionnement du psychisme humain qui reste pertinente. Même si son obédience et son audience fluctue en fonction des modes.
Actuellement, je trouve qu’on régresse.

Dans quel sens ?

On est plutôt dans la neurobiologie, dans le comportementalisme. Nous oublions que l’approche comportementale est elle-même une branche de l’approche psychanalytique.
Qui était là avant, la poule ou l’œuf ? Peu importe la question, c’est une grille de lecture qui reste pertinente, et c’est ce qui a imprégné ma formation et ce qui imprègne toujours mon regard.
Quand je vois un patient, j’essaie de voir qui il est, d’où il vient et où il va. C’est une question philosophique.

Est-ce qu’on en demande trop à la psychiatrie aujourd’hui ?

J’ai effectivement l’impression qu’on demande beaucoup à la psychiatrie. Une certaine confusion se met de plus en plus en place. La psychiatrie est un point isolé dans la pensée des gens, de la population. C’est quelque chose qu’on met à l’écart, dont on ne veut pas parler autrement qu’à travers de la méfiance ou de la rigolade. La psychiatrie devient une entité à laquelle on demande peut-être trop de choses.

 C’est-à-dire ?

C’est peut-être une évolution de la société. On a l’impression que toute souffrance doit être traitée, voire soignée. Or, en psychologie, la souffrance n’est pas forcément une maladie. Quand on perd quelqu’un de sa famille, un être qu’on aime, on est en souffrance. Ce n’est pas une maladie.
On reçoit des gens qui sont en souffrance, légitime, proportionnelle à ce qui se passe, et qui demandent une prise en soin médicale. Malheureusement, ça dépasse la psychiatrie. Je prends l’exemple de la douleur. La douleur a une fonction physiologique. Elle empêche d’utiliser l’organe qui fait du mal pour lui laisser le temps de cicatriser ou de ne pas aggraver son état. Donc c’est très bien de prendre en compte la douleur, mais est-ce qu’il faut l’effacer totalement ? Je n’en suis pas certain. Mais le mouvement sociétal dans lequel on est veut qu’on prenne en compte cela. Et il faut impérativement le soigner.
Par exemple, en psychiatrie, nous avons, parmi les contraintes, l’obligation de prendre en charge la douleur pour chaque patient. Tous les jours, on doit questionner le patient sur une douleur physique. Entre ne pas le faire, et le faire systématiquement, et en faire en psychiatrie un des évaluateurs de la qualité, je trouve qu’il y a un écart considérable que je ne trouve pas légitime. Regardez aux Etats-Unis. Ils sont partis dans une prise en charge obligatoire de la douleur il y a une quinzaine d’années. Il ne faut pas souffrir, donc on prescrit des antalgiques. Résultat, actuellement, le Fentanyl, qui est un antalgique majeur, c’est plusieurs centaines de milliers de morts, par surdosage, par accoutumance, par augmentation progressive des doses.

Donc en voulant éliminer la douleur, on va trop loin ?

Un exemple. Ma fille a chopé la grippe il y a deux mois à Toulouse. Elle avait des douleurs, elle m’appelle, le médecin lui a prescrit un opiacé. Elle me dit : « Mais ce n’est pas ça que prennent les toxicos ? »
Voilà un exemple de dérapage. La psychiatrie, c’est un peu pareil, il ne faut pas souffrir. Moi, quand mes parents sont morts, j’étais triste. J’ai souffert.

Au fond, la douleur est un processus de défense, un peu comme le système immunitaire ?

Bien sûr, et chaque situation de deuil interpelle nos défenses psychologiques qui vont nous restructurer. Et on est plus fort après.

Quid de la souffrance au travail ?

Justement, je suis expert judiciaire, civil, et diplômé en médecine statutaire. C’est la médecine de contrôle des fonctionnaires. Je voyais donc régulièrement des gens qui avaient des arrêts maladie prolongés pour des raisons psychiatriques. Mon rôle est d’évaluer cela car un congé longue durée, ça coûte un bras à la Sécu. J’ai vu des choses assez étonnantes. Des gens en arrêt maladie depuis six mois, un an, pour des raisons comme : « J’ai appris que le chef de service qui allait arriver était quelqu’un avec qui j’ai travaillé il y a quatre ans et ça ne s’est pas bien passé. »
La souffrance au travail est extraite du monde du travail et de plus en plus projetée dans le monde de la psychiatrie.

C’est un des éléments qu’on nous met sous le nez maintenant. En quoi est-ce de la psychiatrie ? Ça peut l’être, mais est-ce que la psychiatrie c’est le premier angle ? Je ne crois pas. Pour que cela relève de la psychiatrie, il faut des symptômes, pas simplement quelque chose qui se passe mal au boulot.
Ce que l’on voit aussi de plus en plus souvent c’est le diagnostic de burn-out. Si on regarde ce que c’est, c’est un état dépressif : « C’est ma faute. Je souffre parce que je n’arrive pas à faire ce que je dois faire. » La souffrance est massive puisque « Je n’arrive plus à dormir. » Alors que le burn-out qu’on entend, c’est : « Mon supérieur me fait ceci ou me fait cela, » ce qui n’a rien à voir. Mais ils sont en arrêt maladie prolongé, et ils se retrouvent devant le psychiatre, qui peu ou prou est pris dans ces rouages-là.

Nous avons de plus en plus de demandes de ce type-là en ambulatoire. Souffrances au travail, burn-out, diagnostiqués par des médecins généralistes qui mettent tout le monde sous antidépresseurs.

Il faut se rappeler que la psychiatrie, c’est de la santé, il faut une pathologie, il faut une maladie.


Ce ne sont pas des émotions que l’on soigne. C’est quand tout se construit dans un symptôme, dans un syndrome pathologique défini en tant que tel.