« Je suis fier de participer à un mouvement éthique »

Le docteur Edmond Manouelian, psychiatre, est le médecin-chef du Pôle clinique 02 (Nord du Lot) de l’Institut Camille Miret. Nous avons eu l’occasion de le rencontrer pour une interview-portrait afin d’évoquer son parcours, sa vision de la psychiatrie et les défis du métier. (2ème partie)

Dans un environnement un peu particulier qui est celui du Lot, un milieu rural, est-ce que vous avez pu voir des différences en matière de pathologies ou de patients ?

Dr Manouelian : Un élément important, c’est la fonction sociale du médecin. Je suis né et j’ai grandi à Marseille, j’ai fait mon internat et assistanat à Avignon, on ne peut plus urbain, on ne peut plus bouillonnant.

J’’étais pendant quatre ans urgentiste, psychiatre aux urgences de l’hôpital général d’Avignon. Là, vous découvrez le monde, en tout cas un certain éclairage du monde. J’y ai hélas découvert que la plupart de mes collègues dans leur bureau avaient une batte de baseball derrière la porte. Pour moi c’était hors de mon champ de conception, pratiquer la médecine avec cette méfiance-là. En quatre ans, j’ai été menacé deux fois. Une fois avec un ciseau dans le ventre, et l’autre fois c’était un état délirant.

La grande différence que j’ai vu entre le monde urbain et le monde rural, c’est que (dans le monde rural), la fonction du médecin y est plus respectée.

 Être médecin, c’est encore avoir une fonction qui entraîne un certain respect (dans le milieu rural). Ici, quand on va voir son médecin, on se lave encore, on se change. À Marseille ou Avignon, c’est fini depuis longtemps. On va voir le médecin pour exiger une contrepartie qui va les gratifier.

Pour vous donner un exemple récent, un de mes proches amis a très récemment arrêté son cabinet à Marseille après avoir été agressé dans son cabinet par des toxicos à qui il ne voulait pas donner (de médicaments.) Ça atteint ce stade-là, mais ça existait déjà. Ici, en milieu rural, j’ai trouvé une autre approche.

Et pourquoi cette région ?

Ce qui m’a fait choisir la région, c’est une opportunité. Après quatre années d’assistanat, la question se posait dans quelle trajectoire, hôpital public ou privé, j’allais m’engager.

Et un de nos amis était venu avant nous ici. Il nous a dit qu’il y avait tout à construire. Je suis venu en 1994 avec ma compagne qui était médecin-généraliste. On a trouvé un monde antédiluvien.

L’hôpital faisait 900 et quelques lits, pour un département de presque 180 000 habitants, ce qui est énorme.

En fait, il n’y avait pas de projet médical d’établissement. Le premier projet médical d’établissement date de 1995.  Ici, on y hébergeait aux frais de la Sécu, toutes les pathologies psychiatriques invalidantes chroniques qui venaient de toute la France, de Bordeaux, Toulouse, Lyon. Parce qu’ici on les gardait ad vitam aeternam, on ne se posait pas la question de leur intégration sociale. C’est la Sécu qui payait et pas les familles, et on prenait en charge la grande vieillesse, la vieillesse dépendante. Ce qui n’est pas le champ de la psychiatrie, mais de la déficience neuro-dégénérative et on touche à la neurologie.

Ici, il y avait des unités remplies de gens âgés et grabataires, mais on s’en occupait plutôt bien, il y avait peu d’escarres par exemple. Malgré tout la CRAM (Caisse Régionale d’Assurance Maladie) avait fait une enquête transversale sur le centre à la fin des années 80 : Les trois-quarts de la population étaient inadéquats.

Inadéquats, c’est-à-dire ?

C’est-à-dire que les trois-quarts ne relevaient pas d’une hospitalisation psychiatrique, mais relevaient du champ médico-social. Mes confrères de l’époque travaillaient comme on leur demandait de travailler. On ne leur demandait pas grand-chose, c’est facile de critiquer après.

Des médecins d’ancienne génération ou quelques-uns qui avaient du mal à trouver des places ailleurs venaient ici à la campagne. On avait des unités de 70 places, où le psychiatre passait deux fois par semaines, pour vous dire quelle approche c’était !

Le chef de service qui m’a précédé voyait 30 patients dans la demi-journée. Qu’est-ce qu’il pouvait faire ? C’était une autre époque. 

Le challenge était intéressant. On est venu avec ma compagne, mes enfants, j’ai passé le concours PH (Praticien Hospitalier) ici, puis petit à petit les choses se sont construites. Je suis devenu référent du pôle de Figeac et puis médecin chef de ce pôle.

La trajectoire classique. Ce qui fait que, hélas, je suis le plus ancien maintenant. Je connais toute cette histoire-là parce qu’on l’a vécue.

 Y a-t-il quelque chose en particulier dont vous êtes fier dans la construction de ce pôle et de cet institut ?

Si je disais que j’en suis fier, ça voudrait dire que c’est moi qui l’ai fait. Non, je suis fier d’avoir participé à ce mouvement-là.  Mais je ne suis pas certain que ce que je vais dire soit propre à l’Institut Camille Miret, j’ai l’impression que beaucoup de rouages de la santé publique fonctionnent encore comme ça.

On est privé à but non lucratif, missionnés par la Santé Publique pour faire office de gestionnaire et d’organisation des soins de santé mentale. Notre tutelle c’est l’ARS (Agence Régionale de Santé), notre budget c’est un budget Sécu — privé à but non-lucratif, ça veut dire qu’on ne gagne pas d’argent. On a même des statuts qui sont inférieurs individuellement à ce qu’on trouve dans le public. Les infirmières sont mieux payées dans le public que chez nous.

Ce dont je suis fier, c’est de participer à un mouvement qui est sous-tendu par une éthique.

L’éthique médicale, l’éthique soignante, l’éthique que la psychiatrie nous contraint à avoir une prise en charge, et j’insiste là-dessus, individuelle et non pas technique.

 On parle du sujet, de sa souffrance.

Dans toutes les équipes dans lesquelles je suis intervenu — et j’ai vu tout le monde, je suis aussi intervenu à Souillac, à St-Céré — j’ai tenu à mettre en place, à renforcer, à encourager, une approche individuelle humaniste. Pour moi ça c’est très important !

 

Ce genre de démarche est-elle difficile à mettre en place ?

C’est de plus en plus difficile parce qu’on a de moins en moins de moyens humains. La psychiatrie c’est essentiellement des moyens humains, pas seulement des scanners ou des IRM.

Il faut du temps, il faut des gens qui soient formés et surtout intéressés par cet échange, par l’approche de l’humain qui est devant nous et de son histoire. Ça, ça existe à peu près partout ici.

Même si ça reste parfois un peu difficile, on manque de soignants, les urgences prennent de plus en plus le pas sur nos activités alors qu’on devrait imposer un certain tempo. Ça, je pense que c’est important.

La psychiatrie, ce n’est pas que de l’urgence. Quelque part, l’obédience de l’Institut Camille Miret, à mon avis, influence ça aussi — cette notion de bienveillance, au sens sociétal du terme.

 Je suis fier de participer à ça !